Aminata Diantou Diane vs République du Mali (ECW/CCJ/APP/ 35 of 2017) [2018] ECOWASCJ 14 (21 May 2018)


ARRET

DE LA COUR DE JUSTICE DE LA COMMUNAUTE

ECONOMIQUE DES ETATS DE L’AFRIQUE DE L’OUEST

(CEDEAO)

 

AFFAIRE N° ECW/CCJ/APP/35/17

AMINATA DIANTOU DIANE 

 

CONTRE

REPUBLIQUE DU MALI

 

ARRÊT N° ECW/CCJ/JUD/14/18 

Lundi  21 Mai 2018


« Au nom de la Communauté »  

La Cour de justice de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest, (CEDEAO) siégeant à Abuja (Nigéria) le Lundi 21 Mai 2018 en formation ordinaire,  composée de :

Honorable Juge Jérôme TRAORE - Président

Honorable Juge Yaya BOIRO - Juge Rapporteur

Honorable  Juge Alioune SALL - Membre

Assistés de Maître Diakité Aboubacar - Greffier

A rendu l’arrêt dont la teneur suit :

Entre 

I - LES  PARTIES

Madame Aminata Diantou DIANE, demeurant à Titibougou, Commune 1 à Bamako, représentée par l’Association pour le progrès et la défense des droits des femmes (APDF) et l’Institut pour les Droits de l’homme et le Développement en Afrique (IHRDA), ayant pour conseils Maitres Gaye Sow, Lassana Diakité, Oludayo Fagbemi et Eric Bizimana.

Requérante, d’une part,

Et

La République du Mali représentée par le Directeur Général du Contentieux de l’Etat Malien, sis à Hamdallaye ACI 2000 Rue 385 Porte 315 Bamako-République du Mali, ayant pour Conseil la S.C.P YATTARA-SANGARE.

Défenderesse d’autre part ;  

La Cour

Vu le Traité révisé instituant la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) du 24 juillet 1993 ;

Vu le Protocole du 06 juillet 1991 et le protocole additionnel du 19 janvier 2005 relatifs à la Cour de justice de la CEDEAO ;

Vu le Règlement de la Cour de justice de la CEDEAO en date du 03 juin 2002 ;

Vu la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples du 27 juin 1981 ;

Vu le Protocole  de la Charte africaine relatif aux droits des femmes en

Afrique ;

Vu  la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant (CADBE) ; Vu la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes ;

Vu le Pacte International relatif aux droits civils et politiques (PIDCP) ; Vu la Requête principale de la requérante susnommée en date du 14 août 2017 et enregistrée au greffe le 13 septembre 2017 ;

Vu le mémoire en défense de l’Etat du Mali, en date du 31 octobre 2017  enregistré au greffe le 20 novembre 2017 ;

Vu le mémoire en réplique de la requérante en date du 11 décembre 2017 enregistré le 15 décembre 2017 au greffe de la Cour de céans ;

Vu les pièces du dossier ;

Ouï les parties par l’organe de leurs conseils respectifs ;

Après en avoir délibéré conformément à la loi ;                                          

II - FAITS ET PROCEDURE

1. Considérant qu’il résulte des pièces du dossier que Madame Aminata Diantou DIANE est légalement mariée à Mahamadou Samassa depuis le 2 août 1998 et que de leur union, sont nés cinq enfants respectivement âgés de 18, 15, 12, 7 et 4 ans. Le 22 septembre 2013, son mari faisait un accident vasculaire cérébral (AVC) qui a nécessité plusieurs évacuations sanitaires à l’étranger. Ainsi, en Octobre 2013, il fut évacué à Tunis accompagné de son cousin Modi Boune Samassa. Revenu à Bamako  en décembre 2013, il fit des séances de rééducation à l’hippodrome avant d’être à nouveau évacué  en février 2014 en Allemagne où réside son frère Cheick Oumar Samassa.

2. En janvier 2014, un conflit naissait entre la requérante et la famille du patient (notamment les trois frères de celui-ci) autour de la tutelle des biens de ce dernier dont, entre autres, des comptes bancaires, une société de gardiennage et des immeubles en location. 

3. Pendant que le patient Mahamadou Samassa était absent et paralysé (ne pouvant ni parler ni écrire), l’un de ses frères du nom de Cheickna Hamala Samassa  présentait à Madame Aminata Diantou DIANE une procuration prétendument rédigée par son frère malade, lui donnant le pouvoir d’administrer les biens de ce dernier. Dans le même temps, les trois frères de Mahamadou Samassa engageaient une procédure de divorce entre dame Aminata Diane et son mari tout en informant tous les débiteurs de ce dernier, par le biais d’une procuration établie par un Notaire, qu’ils étaient désormais les gérants des biens de leur frère.

4. Pour obtenir l’annulation de cette procuration, Madame Aminata Diantou DIANE portait plainte le 29 juillet 2014 contre sa belle-famille devant le Ministre de la Justice et devant le Tribunal de Grande Instance de Kati. A ce jour, ces  plaintes n’ont connu aucune suite.

5. Suite à une requête formulée par Sekou Samassa, magistrat de profession et frère dudit patient, le Tribunal de grande instance de Kati statuait par jugement N° 766 en date du 1er décembre 2014 en ces termes :

« …..rejette les fins de non-recevoir soulevées par les conseils de la défenderesse ;

Reçoit en la forme la demande du requérant;

Au fond, la déclare bien fondée, y faisant droit:

Constate l’état de démence de M. Mahamadou Sackoro Samassa;

Prononce l’ouverture de sa tutelle;

Confie cette tutelle au demandeur Cheick Oumar Samassa avec toutes les conséquences de droit ;

Met les dépens à la charge du demandeur » ;

6. Suite à un appel de Mme Samassa née Aminata Diantou Diané, la Cour d’appel de Bamako se fondait essentiellement sur les dispositions de l’article 726 du Code des personnes et de la famille qui énonce que « la tutelle d’un homme marié ne peut pas être confiée à une autre personne quand sa femme vit et jouit de toutes ses facultés mentales », pour rendre l’arrêt N° 2408/15 RG en date du  11 novembre 2015, libellé comme suit :

« Statuant publiquement, contradictoirement, en matière civile et en dernier ressort;

En la forme, reçoit l’appel interjeté;

Au fond, infirme le jugement entrepris;

Statuant à nouveau:

Déboute Cheick Oumar Samassa de sa demande comme mal fondée ».

7. Le 11 mars 2017, Mr Sekou Samassa se pourvoyait contre ladite décision et ce recours fut par la suite rejeté comme irrecevable;

8. A son retour d’Allemagne, le sieur Mahamadou Samassa fut transféré par ses frères à Moribabougou. Son épouse Madame Aminata Diantou DIANE et ses enfants y séjournaient auprès de lui pendant quelques jours. Entre temps, dame Aminata Diantou Diané était suspectée de tentative d’enlèvement de son mari par les frères de ce dernier et une dispute suivie de violences et de voie de fait eut lieu.

 9. Madame Aminata Diantou DIANE portait aussitôt plainte contre les frères de son mari devant le Tribunal de la Commune 1 de Bamako pour faux et usage de faux, violences et voies de fait, séquestration et complicité. Une enquête fut ouverte sur instruction du Procureur près ladite juridiction et un procès-verbal en a été dressé et déposé sans suite.

10. Le 30 juin 2015 entre 17h et 18h, ledit patient  était évacué par ses frères vers une destination inconnue. Le 06 août 2015, par le biais de son avocat, Madame Aminata Diantou DIANE portait à nouveau plainte contre ses beaux-frères et les policiers qui seraient responsables de violence à son domicile et de l’enlèvement de son mari. A ce jour, l’affaire n’a connu aucune suite devant le Tribunal de la Commune 1 de Bamako.

11. Par requête en date du 14 août 2017, la requérante saisissait la Cour de justice de la CEDEAO en sollicitant ce qui suit :

  • une injonction de restituer à Madame Aminata Diantou DIANE les sommes de 125.000 CFA représentant les frais de sommation des locataires, 32.367.500 CFA représentant les loyers indument perçus par ses beaux-frères jusqu’au 31 juillet 2017 et 5.000.000 CFA au titre de la réparation morale.
  • une injonction de promulguer une loi réprimant toutes les formes de violence contre les femmes, d’organiser la formation de la police, des procureurs, des juges sur l’application effective des lois protectrices des droits des femmes contre la violence et autres traitements dégradants, de créer des unités spécialisées au sein de la police et des tribunaux pour s’occuper des cas de violence contre les femmes ;
  • une injonction pour l’adoption d’autres mesures législatives, administratives, sociales et économiques nécessaires à l’élimination de la violence et de toutes  formes de discrimination à l’égard des femmes ;
  • une injonction pour la fourniture de services de soutien aux femmes victimes de violence, y compris l’information, les services juridiques et judiciaires, les services de santé et de conseil ;
  • une injonction pour l’élaboration et la mise en œuvre des stratégies de sensibilisation, d’éducation et de communication en vue de l’éradication des coutumes, pratiques et stéréotypes  qui légitiment et exacerbent la persistance et la tolérance de la violence et de la discrimination à l’égard des femmes ;
  • toute autre injonction que le Cour estime appropriée.

III - MOYENS DES PARTIES

12. Selon la requérante, la responsabilité de l’Etat malien dans le cas d’espèce est engagée non pas sur le postulat de la responsabilité civile (contractuelle ou délictuelle) mais par rapport aux droits et devoirs contenues dans les conventions dont la violation est alléguée, à savoir :

  • les  articles 1, 3, 5, 7, 14, 18, 26 et 27 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples (charte africaine). 
  • les articles 2, 3, 4, 6, 8, et 25 du Protocole à la charte africaine relatif aux droits des femmes en Afrique (protocole de Maputo).
  • les articles, 4, 5 et 18 de la Charte africaine des droits et du bienêtre de l’enfant (CADBE).
  • les articles 2 et 16 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.
  • l’article 2 (3) du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques (PIDCP).

13. Selon la requérante, le défendeur n’a fourni aucun effort pour la protéger  face aux atteintes à ses droits  par sa belle-famille et ce, au mépris de l’article 1 de la Charte africaine qui fait obligation aux États parties de mettre en place des mécanismes qui produisent « le résultat d’empêcher toute violation de la Charte africaine sur toute l’étendue de leur territoire» et de « poursuivre les auteurs des violations, les juger, leur infliger les peines requises par la loi et restituer les victimes ou leurs ayants droit dans leurs droits après que lesdites violations aient eu lieu. » Cette obligation pèse sur l’Etat, que les auteurs des violations agissent à titre officiel ou à titre purement privé.

14. Madame Aminata Diane Diantou soutient que le fait d’avoir été dépossédée  irrégulièrement de la gestion des biens de son mari au profit de sa belle-famille viole également l’article 14 de la charte africaine.  Selon elle, la coutume dont se prévaut sa belle-famille selon laquelle la gestion des biens d’un époux  peut être assurée  par la famille élargie lorsque l’époux ne jouit pas de toutes ses facultés intellectuelles et physiques, légitime la discrimination à l’égard des femmes.

15. La requérante soutient également que le Mali n’apporte aucune information de nature à justifier le retard énorme pris pour juger les plaintes qu’elle a  déposées. Selon elle, le fait de ne pas enquêter et juger les violations alléguées compromet gravement la jouissance de ses droits et entraine la responsabilité de l’Etat défaillant.

16. A cet égard, elle rappelle la Communication 74/92 (1995)-Commission Nationale des Droits de l’Homme et des Libertés contre Tchad, de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples qui a déclaré que « si un Etat néglige d'assurer le respect des droits contenus dans la Charte Africaine, cela constitue une violation de ladite Charte, même si cet Etat ou ses agents ne sont pas les auteurs directs de cette violation ».

17. Ce point de vue a été réitéré dans la Communication 323/06 Egyptian Initiative for Personal Rights & INTERIGHTS contre Egypte, où la Commission africaine a conclu que : « Le manquement à mener des enquêtes efficaces sur les violations [basées sur le genre], menant à la traduction des auteurs en justice, montre un manque de volonté à prendre des mesures appropriées de la part de l'Etat, surtout lorsque ce manque de volonté est étayé par des excuses comme l’absence d’informations suffisantes pour mener une enquête appropriée. Enfin, le fait de ne pas enquêter entraine la responsabilité internationale de l'Etat défendeur, tant pour les crimes commis par des agents de l'Etat que pour ceux commis par des particuliers. »

18. Madame Aminata Diane Diantou prie la Cour de céans de statuer sur la présente requête en s’inspirant de cette jurisprudence de la Commission. Elle précise que le fait pour le juge d’instruction de garder dans l’oubliette la plainte du 27 octobre 2014 est une permission tacite donnée à la belle-famille de la plaignante de continuer à garder en secret son mari et à disposer de ses biens comme bon leur semble. Elle rappelle qu’à ce jour, le juge d’instruction n’a  pris aucune ordonnance à l’effet d’inculper ses beaux-frères ou de les  placer sous mandat de dépôt alors qu’il n’a besoin d’aucune autorisation pour mener son instruction à terme. 

19. Selon elle, l’absence d’instruction pendant trois ans et trois mois établit la violation du droit à ce que sa cause soit entendue conformément à l’article 7(1) de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Pour elle, ce retard injustifié constitue en outre une violation du droit à l’égale protection de la loi garantie par l’article 3 al 2 de la charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Elle souligne enfin le fait que les juridictions maliennes ont toujours statué avec célérité sur les recours formés par ses beaux-frères, ainsi que le témoigne la procédure relative à la demande de tutelle introduite par les frères Samassa en 2014 devant le Tribunal de Première Instance de Kati et qui a été jugée la même année.

20. Pour sa part, l’Etat malien  invoque des moyens de forme et de fond pour solliciter le rejet des prétentions de la requérante.

21. Sur la forme, l’Etat du Mali soulève essentiellement un moyen tiré de l’irrecevabilité de la requête présentée. Pour justifier ce moyen, il se fonde sur  deux considérations à savoir que :

  • l’Etat du Mali, comme tout sujet de droit, obéît aux règles et principes traditionnels qui gouvernent la théorie générale de la responsabilité. A ce titre, il invoque l’absence de contrat entre lui et Madame Aminata Diane Diantou et de faute imputable directement ou indirectement  à lui, à ses démembrements ou à ses préposés.
  • les voies de recours internes au sens de l’article 56(5) de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples n’ont pas été épuisées par la demanderesse avant de saisir la Cour de céans. Sur ce point, l’Etat du Mali invoque une jurisprudence de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples selon laquelle l’épuisement des voies de recours internes est une exigence du droit international.

22. Sur le fond, l’Etat du Mali fait valoir à l’audience publique de la Cour tenue à Bamako le 24 avril 2018, que contrairement aux affirmations de la requérante, le Patient Mahamadou Samassa n’est pas séquestré ni porté disparu, mais il vit bel et bien avec sa famille notamment sa propre femme Madame Aminata Diantou Diané (la requérante) et ses enfants.

23. L’Etat du Mali ajoute qu’en réalité, la requérante veut hâter la mort de son mari pour jouir exclusivement  avec ses enfants de l’héritage de ce dernier. Il soutient également que les frères de ce dernier ont gratuitement fait tout ce qui est de leur mieux pour soigner le patient.

24. S’agissant de la tutelle du patient, le défendeur précise que cette mesure a été confiée à un frère de ce dernier nommé Cheick  Oumar  Samassa et non à Sekou Samassa qui est juge d’instruction et non Procureur comme le prétend la requérante.

25. S’agissant enfin de la justice, le défendeur a reconnu que la requérante y a déposé quatre plaintes à savoir :

  • une plainte datant de 2014 dirigée contre les frères dudit patient pour faux et usage de faux ;
  • une plainte en date du 11 mars 2015 concernant la perception de certains loyers ;
  • une plainte non assortie de constitution de partie civile adressée au Procureur de la République près le tribunal de 1ère instance de Bamako en date du 06 Août 2015 pour violence et voie de fait ;
  • une demande de tutelle dudit patient ;

26. Le défendeur affirme qu’en tout état de cause, cette demande de tutelle a été  successivement examinée par la Cour d’appel et la Cour suprême de Bamako comme en font foi les arrêts y afférents joints au dossier.

IV. ANALYSE DE LA COUR

En la forme

27. La Cour fait observer qu’en ce qui concerne la notion de responsabilité, que celle-ci soit délictuelle ou contractuelle, est une question de fond et non de forme ; qu’ainsi, elle ne saurait être invoquée par un plaideur, ni être considérée comme un critère, pour apprécier la recevabilité ou le rejet d’une action en justice.

28. En ce qui concerne la question de non épuisement des voies de recours invoquée par le défendeur, il convient de rappeler les dispositions de l’article 10 du Protocole additionnel  en date du 11janvier 

2005 amendant le Protocole de 1991 relatif à la Cour de céans, selon lesquelles cette juridiction peut être saisie de toute action concernant une violation des droits de l’homme pourvu que cette action ne soit pas anonyme ou pendante devant une juridiction internationale.

29. Ainsi, dans l’affaire Musa Saidykhan contre la Gambie, la Cour, toujours fidèle à sa jurisprudence, a jugé le 20 juin 2009 que « il n’est pas nécessaire pour les requérants de commencer ou d’épuiser les recours internes comme condition préalable à l’accès à sa compétence… »

30. Il s’ensuit que les procédures initiées par la requérante devant les juridictions maliennes, ne sont pas de nature à empêcher la Cour de céans à connaitre de l’affaire.

Au fond

31. La Cour doit à ce stade examiner le bien-fondé des deux moyens principaux soulevés par la requérante  en son action à savoir : la violation du droit à la protection de sa personne entant que femme ainsi que celui de sa famille d’une part, et, d’autre part, la violation du droit de faire entendre sa cause  équitablement et dans un délai raisonnable. Ensuite, la Cour examinera éventuellement la question de réparation.

  1. Sur le moyen tiré de la violation du droit à la protection

32. Pour la Cour, l’obligation de protection des droits de la famille notamment la femme et l’enfant au sens de l’article18 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, impose à l’Etat  d’assurer, de manière particulière, un traitement humain de cette catégorie de personnes en raison de leur vulnérabilité. Il s’agit là d’une obligation positive vis-à-vis de toute personne humaine, mais qui prend une dimension particulière lorsqu’il s’agit d’actes dirigés contre la gent féminine ou les enfants qui sont davantage exposés à toutes sortes de menaces et de persécutions. 

33. Dans le cas de l’espèce,  il est acquis aux débats que contrairement aux affirmations du défendeur, la requérante, en dépit de sa tentative de résister, est privée (avec ses cinq (5) enfants) de cohabiter avec son mari Mahamadou Samassa depuis le 30 juin 2015, date de retour de celui-ci  de l’étranger. Ce dernier se trouve dans un état de santé grave et d’ailleurs, il a été évacué vers une destination inconnue de son épouse par ses frères dont Cheick Amala qui réside en Allemagne. Sur ce point, l’Etat du Mali, outre qu’il ne rapporte aucune preuve de ses déclarations selon lesquelles le patient vit avec son épouse, ne conteste pas que la requérante avait saisi depuis 2014 les autorités compétentes pour éviter le déplacement de son mari vers une destination inconnue d’elle.

34. Aussi, la Cour relève –t-elle que les allégations de l’Etat malien selon lesquelles la requérante use de tous les moyens afin de hâter la mort de son mari dans le seul but de jouir exclusivement de l’héritage des biens de ce dernier avec ses enfants, ne sont pas prouvés. La Cour note d’ailleurs que ces allégations visent à créer le flou et à entretenir la confusion dans l’appréciation de la réalité des faits.

35. La Cour observe au surplus qu’il n’est pas contester que l’épouse dudit patient (et ses enfants) est, de fait,  privée de la vie commune  et de la jouissance de certains biens de son mari à savoir  les comptes bancaires et les loyers de certains immeubles de ce dernier et ce, en dépit de l’arrêt susvisé de la Cour d’appel de Bamako.  

36. Eu-égard aux circonstances de la cause, il convient de retenir que la requérante est fondée à dire que son droit à la protection, ainsi que celui de ses enfants a été violé.

  1. Sur le moyen tiré de la violation du droit à faire entendre sa cause équitablement et dans un délai raisonnable

37. L’examen des pièces du dossier notamment la requête introductive d’instance et ses annexes, ainsi que les débats ont révélé que le 27 octobre 2014, dame Aminata Diantou Diané avait saisi le Procureur de la République près le TPI de la Commune 1 de Bamako d’une plainte contre trois frères de son mari pour faux, usage de faux, violences, voies de fait et séquestration. Sur ordre dudit procureur, un officier de la police judiciaire a ouvert une enquête en se contentant d’auditionner la plaignante et le sieur Cheickna, un frère du mari de cette dernière. Un procès-verbal d’enquête fut transmis audit Procureur sans aucune suite.  Le 11 mars 2015, la requérante saisissait ledit Procureur pour empêcher son beau-frère le sieur Sekou Samassa de soigner son mari par des médicaments et des méthodes traditionnels en y recourant notamment à des marabouts, mais en vain. Le 06 août 2015, suite à des altercations entre ses beaux-frères et elle, dame Aminata D. Diané portait à nouveau plainte contre ces derniers devant ledit Procureur pour violences et enlèvement de son mari. Cette plainte n’a connu aucune suite et à ce jour, la requérante est dans l’impossibilité de retrouver son mari. Il  y a lieu de relever par ailleurs qu’en dépit de l’appel fait par la requérante et de l’arrêt susvisé de la Cour d’appel de Bamako infirmant le jugement N° 766 en date du 1er décembre 2014 par lequel le Tribunal civil de Kati a confié la tutelle dudit patient à son frère Cheick Oumar Samassa, ce dernier et ses frères continuent d’administrer une bonne partie des biens du sieur Mahamadou Samassa. Par contre, il ressort des pièces de la procédure,  que l’autorité judiciaire ne ménage aucun moyen pour faire examiner avec diligence les plaintes formulées par la famille du patient contre la requérante comme en témoignent le jugement sur la tutelle susvisé du tribunal de Kati et la citation en date du 08 mars 2018 servie à la requérante pour comparaitre le 11 avril 2018 devant le Tribunal correctionnel de la Commune 1 du District de Bamako du chef de dommages volontaires à la propriété mobilière du sieur Sekou Samassa.

38. Face à ces données factuelles, la Cour estime opportun de rappeler à ce stade la  raison d’être de l’exigence du  « délai raisonnable » avant de la restituer dans son contexte : les adages tant français (« justice rétive, justice fautive ») qu’anglais (« justice delayed, justice denied ») expriment de manière frappante la raison d’être de l’exigence de célérité dans les procédures judiciaires tant nationales qu’internationales.

39. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « le caractère raisonnable d’une procédure s’apprécie de manière globale suivant les circonstances de la cause, en considérant certains critères, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes, ainsi que l’enjeu du litige pour les parties ».

40. Aussi, la Cour considère-t-elle que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques invoqué par la requérante, n’énonce pas seulement le droit à un recours effectif, mais prescrit dans le même temps en son article 14 alinéa 2, le droit opposable aux  Etats, « à être jugé sans retard excessif ». De même, la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples prévoit expressément en son article 7 l’exigence d’accéder au juge « dans un délai raisonnable ».

41. Relativement à cette exigence d’accéder au juge dans un délai raisonnable, la Commission africaine a estimé que « le défaut d’enquêter efficacement sur les violations spécifiques, avec un résultat qui amènera les auteurs en justice, montre un manque d’engagement à prendre les mesures appropriées de l’Etat... En outre, le fait de ne pas enquêter engage la responsabilité internationale de l’Etat défendeur ».

42. L’importance de ce droit oblige chaque Etat concerné d’aménager son système judiciaire de manière à répondre à l’exigence d’une justice prompte sous peine d’engager sa propre responsabilité.

43. Or, en l’espèce, il est acquis que la plupart des plaintes de la requérante ci-dessus évoquées, ont connu sur le plan procédural, des péripéties incompréhensibles qui frisent le déni de justice, pour avoir fait l’objet de « classement sans suite » ou de renvois intempestifs sinon injustifiés jusqu’à ce jour. 

44. La Cour relève enfin, qu’après examen de tous les éléments de réponse fournis par l’Etat du Mali, aucun fait ni moyen ne permet de tirer une conclusion différente du présent cas. En clair, la défaillance du système judiciaire du défendeur révèle  des carences indubitablement pourvoyeuses de responsabilité.

45. Il s’ensuit que le droit de la requérante, ainsi que celui de ses enfants à faire entendre leur cause équitablement et dans un délai raisonnable, a été violé.

Sur la réparation

46. Sur ce point, la Cour relève qu’en l’absence d’éléments permettant une évaluation exacte des préjudices éprouvés par la requérante, elle se voit obligée d’user de son pouvoir d’appréciation souveraine pour fixer de manière forfaitaire à 15 000.000 FCFA au titre de la réparation des préjudices éprouvés par la requérante dans le cadre de la violation des droits à la protection et à une justice dans un délai raisonnable.

47. Il convient également d’ordonner à l’Etat défendeur d’entreprendre toutes les diligences nécessaires pour retrouver le sieur Mahamadou Samassa.

48. La Cour estime par ailleurs, que les demandes relatives à la révision des textes législatifs ou administratifs de l’Etat défendeur, manquent de pertinence ou ne se justifient pas.  

Sur les dépens

49. Considérant que le défendeur a succombé et qu’en application des dispositions de l’article 66 du Règlement de la Cour, il y a lieu de le condamner aux dépens.

Par ces motifs,

Statuant publiquement, contradictoirement, en matière de violations de droits de l’homme et en premier et dernier ressort,

En la forme

Rejette comme injustifiées les fins de non-recevoir soulevées par le défendeur ;

Au fond

Constate que le droit à la protection de dame Aminata Diantou Diané et son droit de voir sa cause entendue dans un délai raisonnable ont été violés;

Dit que l’Etat du Mali en est responsable et le condamne à payer à la requérante la somme de 15.000.000 FCFA au titre de la réparation de l’ensemble des préjudices éprouvés par cette dernière;

Ordonne, en outre, à l’Etat défendeur d’entreprendre toutes les diligences nécessaires pour retrouver le sieur Mahamadou Samassa. Déboute la requérante du surplus de ses demandes ; Condamne en outre l’Etat malien aux dépens. Et ont signé :

Honorable Juge Jérôme TRAORE - Président 

Honorable  Juge Yaya BOIRO - Juge Rapporteur

Honorable  Juge Alioune SALL - Membre

Assistés de Maitre Diakité Aboubacar - Greffier

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